hors sol

Gianni BERENGO-GARDIN

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tu devrais être quelqu’un de vivant

même si le soleil jaunit 

les branches nues des arbustes

et que dans le ciel une armée grise  

rampe lentement vers l’est

tu devrais être quelqu’un de vivant

comme la musaraigne 

qui fuit la truffe du chien

la pie qui s’avance en mouvements saccadés

vers des graines perdues 

tu devrais être vivante

comme la mousse 

qui se répand au milieu du gazon

tu devrais quitter ton corps lourd

et mourant pour vivre une vie d’écorce

sur un tronc aux aguets

tu es de la matière inflammable 

laisse-toi consumer 

ton hurlement rejoindra celui des loups

ton brame celui des biches

peut-être est-ce le prix à payer 

pour que tu sois juste 

quelqu’un de vivant

scènes de chasse

Elene USDIN

———

je vais vers la voiture

des rebelles de parking imitent des scènes

de films vues dans des salles chauffées

de rouges fauteuils je souris

à l’état du monde qu’ils pensent simuler

parcours un tapis d’automobiles 

à l’horizon une table de salon 

je reviens d’une partie de chasse

sans gibier clairement nommé

la proie se déplace 

selon les alliances du moment

c’est un jeu inoffensif de société

où le mots remplacent les sangliers 

les cerfs, les lièvres, les chevreuils

marcassins enfouis dans des dictionnaires

ils rusent pour recharger des fusils

qui tuent le sens sous le rythme

d’une danse policée ils organisent

la tribu en clans rivaux

qui se disputent les publicités

pour une meilleure assurance tous risques

dehors la pluie veille et attend

ses enfants qui croissent sur des talus

arrosés de regards fuyants 

le long des routes quelques fleurs

à mettre dans des vases ébréchés

Cinquantenaire de la mort de Picasso. Picasso et les femmes, extrait de roman en cours d’écriture

Quand en 1943, Françoise Gilot rencontre Pablo Picasso, elle n’a que vingt-et-un ans. Il en a soixante-quatre. Difficile d’imaginer que cette jeune fille tombe amoureuse d’un homme qui pourrait être son grand-père. C’est par le peintre qu’elle se laisse séduire. C’est le professeur de génie qui la convaincra, trois ans plus tard, et non sans devoir insister, de cohabiter avec lui. Françoise Gilot a décidé de consacrer sa vie à la peinture et Picasso a des choses à lui apprendre. Le très grand public n’a pas encore saisi son importance pour l’histoire de l’art, et en 1943, il est interdit d’exposition à Paris où il vit depuis le début du siècle. Les Allemands ont placé l’Espagnol tout en haut de la liste des peintres dégénérés. Mais pour les collectionneurs et les connaisseurs, la chose est entendue. L’homme est reconnu, il se considère lui-même comme un génie et ses œuvres se vendent cher. Avec Georges Braque, il est l’inventeur du cubisme et un des plus grands peintres du XXe siècle. Un des plus prolifiques aussi. Un homme qui n’est pas indifférent aux jeunes, voire très jeunes et jolies femmes. Marie Thérèse Walter a dix-sept ans quand il en fait sa maîtresse, lui en a quarante-six. Celle qui lui succède sans vraiment l’éclipser, puisqu’il continuera de voir Marie-Thérèse et leur fille, c’est Dora Maar. Elle a vingt-huit ans, il en a cinquante-quatre. Sa dernière femme, Jacqueline Rocque, a vingt-sept ans lorsqu’il la rencontre. Il en a soixante-douze. Il a besoin de sang frais pour peindre. Et il a donné à la beauté picturale et à la composition d’un tableau une nouvelle définition : la sienne.
Selon Umberto Eco, pour les œuvres importantes de l’art du XXe siècle, « la fin n’est pas de créer des harmonies, mais de forcer au maximum le médium pour introduire des temps de plus en plus violents et insolubles. »
Face et profil sur un seul plan, espace et temporalités différentes sur une même image, vision synthétique et simultanée. Les femmes des tableaux de Picasso sont hypnotiques. C’est le désir qui fait avancer l’Espagnol et on ne choisit pas son désir. Il s’impose. Quand ça désire en lui, l’artiste doit suivre. Il ne peut s’encombrer des lois de la morale. Il ne doit pas céder sur son désir, formule d’un psychanalyste qui deviendra lui aussi célèbre, que Picasso consultait cependant exclusivement comme médecin généraliste.
Dans son autobiographie, Françoise Gilot raconte sa vision de l’homme dont elle a partagé l’existence pendant dix ans. Elle est l’une des seules femmes à l’avoir quitté et il ne le lui pardonnera pas. Elle relate son quotidien en donnant un passionnant aperçu des méthodes de travail du plasticien, mais en rendant aussi palpable l’égoïsme extrême, l’égocentrisme de l’homme et son absolue indifférence aux malheurs d’autrui. Les femmes ne sont pour lui que des objets de désir qu’il manipule à sa guise. Il déclare qu’elles se divisent en deux sortes, les déesses et les tapis-brosse. Or ses déesses, il finissait le plus souvent par les transformer en tapis-brosse. Était-ce uniquement de l’insensibilité, lui qui prétendait faire sentir l’injustice et la douleur qui s’étaient abattues sur la ville de Guernica, cité bombardée par l’aviation nazie soutenant le général Franco ?
Cette œuvre serait d’ailleurs surtout le fruit de la pression de Dora Maar, plus politisée que lui. Selon certaines sources, c’est elle qui aurait poussé Picasso à s’intéresser au sort de la population de cette ville. Elle a photographié tous les stades de la création du tableau. Picasso explique à Françoise Gilot que parfois, on ne peut épargner les autres.
Il existe selon lui une nécessité qui domine toutes les autres. Tout ce qui a de la valeur, une création ou une idée nouvelle, apporte en même temps sa zone d’ombre, qu’il faut accepter. En d’autres termes et en ce qui le concerne, il a le droit d’en user avec son entourage comme bon lui semble, d’humilier, de vilipender, d’utiliser, de faire souffrir. Parce qu’il est Picasso d’un côté, un génie qui ne doit pas être entravé, et parce qu’il est un homme de l’autre et que la femme est selon lui « essentiellement une machine à souffrir. »
Gilot a appris. A souffert. Puis en a eu assez de souffrir pour l’art de son compagnon et s’est tournée vers sa propre carrière artistique.
Elle est devenue une artiste très intéressante que Picasso a essayé de détruire puisqu’il a interdit aux galeries parisiennes de l’exposer, sous peine de récolter ses foudres. Qu’est-ce qui fait rester auprès d’un tel monstre humain, qui n’épargnait pas même ses sarcasmes à ses amis masculins ?
L’enseignement bien sûr, pour les peintres en devenir. Mais aussi la crainte de la disparition. Être choisie par Picasso signifie qu’on ne mourra pas aux yeux du monde. Il a représenté ses muses dans ses œuvres. Fernande Olivier, Olga Khokhlova et Marie-Thérèse Walter peintes par Picasso. Dora Maar par Picasso. Lee Miller, Nusch Éluard, Françoise Gilot, Jacqueline Roque par Picasso. Dora Maar est celle qu’on a le plus plainte, que Picasso aurait le plus humiliée et détruite. Mais était-elle à plaindre ? Elle a abandonné la photographie quand elle a connu Picasso, art dans lequel elle s’était fait un nom dans le giron des surréalistes, pour, incitée par Picasso, se remettre à peindre. Ce qui fera dire à la journaliste Judith Benhamou-Huet, après sa visite de la rétrospective que lui a consacrée le Centre Pompidou en 2019, qu’il l’avait peut-être encouragée à peindre parce qu’elle ne représentait en rien une menace pour le maître. Qualifiée par Benhamou-Huet de peintre médiocre à la production cubiste tiède, peignant par la suite à l’encre des représentations de montagnes et de paysages aux couleurs ternes ou sombres, à la limite de l’abstraction, la critique conclut que s’il y a eu un avant Picasso avec des photomontages surréalistes célèbres comme le cauchemardesque 29 rue d’Astorg, il n’y a pas vraiment eu d’après. Elle a été décrite comme fragile, encline au mysticisme, menacée par la folie. Quand Picasso la rejette, définitivement en 1946, il lui achète une maison à Ménerbes et la remet aux mains de Lacan pour la soustraire aux électrochocs cliniques. Le psychanalyste la sauve en lui faisant remplacer Picasso par le dieu catholique de son enfance. Elle expose encore dans les années quarante et cinquante. Puis se renferme, s’isole toujours davantage du monde, vit de plus en plus pauvrement, devient très bigote et finit ses jours homophobe et antisémite. Un galeriste témoigne qu’elle conservait bien en vue dans son appartement le Mein Kampf de Hitler à la fin de sa vie. Elle a payé le prix qu’il y avait pour elle à payer afin de devenir muse et objet de représentation modelé par les pinceaux d’un des plus grands artistes du XXe siècle. Elle a opté pour l’immortalité. Selon elle, après Picasso, il ne pouvait y avoir que Dieu. Elle est morte à quatre-vingt-dix ans, solitaire, fière jusqu’à la fin de son rôle d’icône du grand peintre. Plus de quarante ans de bigoterie et de vie recluse dans le souvenir du peintre. Être représenté. Sortir de l’indifférenciation. Être repéré. Comme muse, comme modèle, comme inspiratrice, comme individu. Sentir un désir se projeter sur soi. Voir sa propre personne dans les yeux du désirant, se voir avec ses yeux. Se regarder soi-même avec les yeux de l’amour.

Was Wir

Tessa PERUTZ

—–

Wie willst du zwischen zwei Körpern unterscheiden

wenn sie dich lauthals anbrüllen und mit offenen

Mündern dir eine Rundung ins Gesicht malen?

Am Existenztisch sitzen nur Mäuler mit Sprachgewalt

die anderen warten am Bahnhof auf den Zug

der Zeit des Lebens der Weißwangengänse 

auch Nonnengänse genannt 

gnak gnak gnak der Vogelzug schwärmt 

über deine grau werdenden Haare schwarz

und weiß fliegen sie

sind keine Farben 

hat die Lehrerin mit dem Zeigefinger 

uns Kindern weismachen wollen wir glaubten

ihr nicht weil wir an unsere Augen gebunden

waren wie Hunde an der Leine

wollten alles wissen nur nicht das

was zu Butter verarbeitet werden könnte

auch die Kühe waren uns fremd wir lernten

von ihnen nur Geduld + Kopfnicken

wie das Wasser änderten wir unseren

Aggregatzustand und wurden zu Wasserdampf

zu Eiswürfeln

irgendwann weckten wir in ihren Betten die Flüsse

traduction C. L.

Comment veux-tu faire la différence entre deux corps

quand ils te crient dessus à tue-tête 

et qu’avec leurs bouches ouvertes

ils te dessinent un arrondi sur le visage ?

À la table de l’existence il n’y a que 

des gueules qui rivalisent d’éloquence

les autres attendent à la gare le passage du train

du temps de la vie des oies à joues blanches 

appelées aussi oies nonnettes 

gnak gnak gnak la caravane des oiseaux se déploie

au-dessus de tes cheveux grisonnants en noir

et blanc qui ne sont pas des couleurs 

disait la maîtresse en pointant l’index 

voulant le faire croire aux enfants

que nous étions

nous ne la croyions pas 

parce que nous étions attachés à nos yeux

comme des chiens en laisse

nous voulions tout savoir

sauf ce qui pouvait être transformé en beurre

même les vaches nous étaient étrangères 

nous n’avons appris d’elles 

que la patience et le hochement de tête

comme l’eau nous avons changé d’état

d’agrégation et sommes devenus vapeur d’eau

cubes de glace

un jour nous avons réveillé les rivières dans leurs lits

Intérieurs

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Leonor FINI

……

j’essaie de trouver comment vivre 

dans d’autres coins de ma tête

je suis plusieurs filles 

et quelques hommes à la fois

je suis une violence faite à ma mère 

qui était une violence faite à la sienne

la violence est une cave déserte

on ne se remet jamais

d’avoir trahi 

la journée a un goût de miel

dans ma tête le jaune viole un homme

accroché dans une cave 

l’homme pleure 

à cause de toutes les filles qui sont en lui

———–

Übersetzung C. L.

ich versuche herauszufinden

wie ich in anderen Ecken 

meines Kopfes leben könnte

ich bin mehrere Mädchen 

und einige Männer zugleich

ich bin eine Gewalt

die meiner Mutter angetan wurde 

die eine Gewalt gegen ihre eigene war

Gewalt ist ein verlassener Keller

man erholt sich nie davon 

verraten zu haben

der Tag schmeckt nach Honig

in meinem Kopf 

vergewaltigt das Gelb einen Mann

der in einem Keller hängt

der Mann weint 

wegen all der Mädchen in ihm

Tiere, baumfest

Jean-Marie Biwer

Tiere

Tiere fließen manchmal, ohne Vorwarnung. Du gibst sie auf, dann fließen sie, Lückentiere, Holztiere zum Beispiel, oder Samentiere. Sie legen sich unter dichte Ligusterhecken und werden zu Saft. Sie bedrohen Städte, ihre Enge, sie bedrohen den Schlaf, die Satzzeichen in den Lungenflügeln, sie bedrohen die Atemwege der Menschen. Sie ziehen unter die Bürgersteige und bedrohen die Sportwagen, die Limousinen, die Lieferwagen. Sie dehnen sich aus, bis zum nächsten Fluss. Die Erde ist voll flüssiger Tiere. Sie sind das Blut der Erde. Laute sind Adern in der Luft. Sind Laute sichtbar? Im Rundfunk sind Laute sichtbar. 

Bäume

Entsteht aus Kriegen ein Baum oder ein Ast? Wir tanzen um den eigenen Stängel. Entstehst du jeden Morgen? Wie entstehen die Fruchtfliege und das Gold der Sterne? Unter Rinden, der Mantelschlussverkauf der Baumfrauen. Wollgeschickt durch den Nadelwald. Waffenlos pirschen. Die Erle seufzt Morgensäfte. Unter der Sprache wurzelt sie Geheimnisse in den Wind. Aus den Saugnäpfen von Waldkraken schreit es farbige Insekten. Das Laub ist zuhause, wo es wurmt und sabbert. Sonnenstrahlen können nicht weinen, weshalb die Menschen Tränen haben. Wir asten uns um Eichen, um uns bodenständig zu gießen, leben um ein paar Bäume herum, wie Hirsche ohne Geweih.

Kriechen

Wieso wurmsicher? Wieso platzfaul? Weil man nicht platzen will, nicht platzen kann? Schlangenexplosion im Kriechzustand. Autos kriechen, Katzen kriechen, Kinder kriechen, Viecher. Wir unterm Stacheldraht hindurch, ein Wiesenelfenbeinturm im Bauch. Ist ein unsichtbarer Mensch noch ein Mensch? Können Ameisen erblinden? Küchenschmerz, Hochspannung durch transparente Knochen. Leiten Sie den Satz ab, der die Menge hortet. Rettet Bewegung und Zelte! Die Warnhinweise sind selten allein, führen unverblümte Leben, der Schwerkraft willens, und fragen nicht nach dem Weg. Kriechtiere sind nie einsam, der Boden ist kein Grund zur Tiefe.

sommets

Jens Hausmann

tout en haut de la vie

se trouve un carton

rempli de sucres d’orge

barley sugar candy

les jours barbouillés

de friandises

quand le givre se dépose

dans le pays des fées 

clochette au miel

je pose les vivants

à côté des défunts

j’enveloppe les souvenirs

dans des draps de flanelle 

tout en haut de la vie

je prends la poussière