Levée, petit-déjeuner, dentiste, lecture de la presse, un tour sur les réseaux sociaux. Hier soir, Antoine Compagnon à l’Abbaye de Neumünster. Le titre de la conférence : Comment enseigner la littérature ? Réponse : c’est une bonne question. Je suis assise à côté de mon ancien professeur de français des deux dernières années de lycée, rencontré dans l’entrée. Compagnon raconte sa genèse. La modératrice raconte qu’il vient d’être élu à l’Académie Française, et je me demande, comme à chaque fois, « que [vont-ils] faire dans cette galère ? », moi qui ne peux comprendre qu’on ne soit pas gêné de faire partie d’une institution aussi poussiéreuse si on n’est pas soi-même poussiéreusement mondain. Je connais à peine l’orateur, Collège de France, oui, entendu ici ou là à la radio, souvenir de propos sur l’enseignement, dont la trop grande féminisation aurait fini par saper le prestige. Pauvres hommes. Même s’il n’a probablement pas tort quand je vois les gesticulations de certains représentants de sexe masculin pour garder le dessus, en littérature aussi. Pour ne pas devoir se frotter à la littérature féminine. Un Karl Ove Knausgaard qui dit à Siri Hustvedt qu’il ne se voit en compétition qu’avec d’autres auteurs masculins, en aucun cas avec des auteurs féminins. Je suis donc sur mes gardes, c’est l’intitulé de la conférence qui m’a fait me déplacer. Des fois qu’il y aurait quelque idée à récupérer, la plupart des élèves n’ayant pas l’air de s’intéresser outre mesure à la littérature. Compagnon, fils de général et futur élève de Polytechnique, adolescence aux États-Unis, un professeur d’anglais qui lui ouvre les portes de la littérature, la lecture de The Lord of the Flies, de William Golding. Il suffit d’un professeur, dit-il, un seul, pour entrebâiller le portail, parmi nombre d’enseignants considérés comme dispensables, il suffit d’un seul bon professeur pour franchir le seuil de la littérature. Et puis l’ennui. Ils se sont beaucoup ennuyés, lui, sa génération, et donc ils ont beaucoup lu. Aujourd’hui, l’ennui a disparu de l’agenda des élèves, en effet, remplacé par l’impulsion électronique et le stress, le doigt sur le défilé d’images. Je souris intérieurement. Je suis assise à côté d’un de ces anciens professeurs, un de ceux qui m’ont appris à lire, entre autres Marguerite Duras. Compagnon présente aussi sa dernière publication, La vie derrière soi, où il s’intéresse à la fin de carrière de certains écrivains. Quand arrêter d’écrire ? Comment arrêter d’écrire ? Il se trompe de prénom, veut parler de Philip Roth et de sa décision annoncée d’arrêter l’écriture, le confondant dans son exposé plusieurs fois avec Joseph Roth. Ça me rassure presque, moi-même cherchant désormais souvent des prénoms et des noms dans ma mémoire, ne les retrouvant pas toujours, ou alors des heures plus tard. L’âge n’a pas que des avantages, diraient d’aucuns. Il parle du prix de certaines œuvres de Picasso, information qui ne me semble pas correcte, ou à contrôler du moins. Ses œuvres de jeunesse se vendraient plus cher que tout le reste de sa production. Mon voisin a la même moue dubitative. Peu à peu, l’écoute s’installe. Peu importe que je sois d’accord ou non avec tout ce qui est dit, il y a une sincérité, une simplicité et une amabilité sans vanité dans le propos. J’écoute avec plaisir. On oublie trop souvent dans l’enseignement, poursuit l’orateur, que la lecture peut être une activité dangereuse ou subversive. Ou alors, on désamorce son côté subversif en découpant, morcelant, banalisant les textes jusqu’à les faire devenir des objets inoffensifs. L’analyse est importante, mais le plus important, c’est qu’un texte soit un objet de connaissance ou d’apprentissage de la vie. L’amour, le pouvoir, Compagnon en a appris les rouages avec la lecture de Stendhal, Le Rouge et le Noir. Et un peu avec La Chartreuse de Parme. Je me revois à 16 ans, en main une version abrégée des aventures de Julien Sorel, prêtée par un élève plus âgé. J’en sors secouée et éblouie.
des sermons de joie une gorgée de mélisse les chiens aboient sur le sentier englouti le chiffon agité du brouillard blanchit les cimes canopée qui disparaît derrière la nappe de gouttes fines en suspension des décisions en suspens la main tombe
à l’eau les cristaux nettoient les mots résonnent dans la tête les arbres s’endorment sans paupières les racines enfouies sous le gibier décomposé les fruits errent le jour levé se cache à moitié tisse sa mémoire sans se révéler funambule l’œil vacille le long de la ligne de vapeur suspendue lesquels de mes muscles ont déjà disparu au loin la route vrombit le mot poids lourd déchire l’image déplace
des pièces détachées une réalité à construire l’eau au bout d’une tisane la matinée essaie de dissiper des feuillus déguisés de l’autre côté de la brume je bois du thé qu’allons-nous deviner avant d’abandonner et comment vieillir a- vant de mourir ? horror vacui
des corps de l’air vif à remplir la page à gaver l’existence pour le prix d’un deux jus plastique apotropaïque en- vie vitaminée inconcevable l’univers semble chercher un moyen de transport pour rentrer
heure après heure les abris s’amenuisent disparaissent les coins se dresse la vie nue devant des images cultivées qui ne consolent plus la pie gratte et plonge déterre de quoi tenir encore un jour tenter d’imiter sa superbe un pan de bleu rangé derrière la pupille du jaune tressé dans quelques instantanés le vert qui se pose parmi deux élans
indifférente aux falaises la vie descend majestueuse en satin elle glisse sur les visages tombe un bonheur trop longtemps retenu l’hellébore blanc s’obstine sur un seuil perdu la porte s’ouvre arrivée ou départ entre les deux le brouillard avance jusqu’à la clôture
prêtresse païenne et laiteuse sa lumière invite derrière le rideau encore un rideau qui cache un rideau l’art est une technologie pour permettre aux poissons de réaliser qu’ils sont mouillés répond l’artiste interrogée derrière moi s’écaille la forêt cérusée
ils vont en grappes de nuit fuient le centre de la terre rédemption des sous- sols nés sans anesthésie corps mill- énaires des femmes tigres femmes fracas pliés sous X des enfants monde graines opaques les os fabriquent des lieux des os briques pour abriter des sons sou- fre qui gratte jusqu’à la moelle semés d’allumettes ils poussent des chariots de rêves le pendu chasse la roue de la fortune l’arcane treize glisse sans nom sur des tables de bois mort l’histoire bégaie de la bruine l’échine courbée les jours avancent sans bruit sang bleu des nuits à raboter félines
sous la peau suave et souple un pas frissonne la guerre des chairs aux regards lisses sur corps de marbre mimant l’extase hors d’elles cherchent à saisir sous les cadavres les lits qui brûlent sous les silences cousus de fil blanc les signes divinatoires tapis sous les steppes arides les touffes clairsemées les vertèbres du temps une grève à attraper un récit de sable enjambe les siècles lourds de murmures aux sons aigus le cristal parle la langue de l’oubli des feuilles en deuil s’affolent le sol les caresse jusqu’à disparition dans les fourrés sur le bas-côté de la route du vivant les dernières pensées ailleurs dans le ciel les trilles des martinets stridents se laissent porter par les courants ascendants comme les martinets dormir sur le vent tiède
Je me croyais à l’abri de toutes ces carcasses, peinarde devant ma guérite au milieu de nulle part, de vinaigre on n’en avait plus mais chiche, on pouvait se servir sur l’héritage. Il y avait juste l’odeur un peu sale, une sale odeur, piste de sang à suivre, un peu rance, on avançait sur une sente pourrie comme la nature les laisse après la pluie et puis il n’y avait rien que le ciel au-dessus, même les nuages s’étaient barrés. Il n’y avait qu’un aplat de couleur délavée pour signifier que la vue n’était pas bouchée. De toute façon devant soi pas la peine, ça tournait en rond sans décoller, alors autant lever la tête et attendre le bruit.
Au loin on entendait le plus humain des cerfs, et la hyène qui lui volait la vedette n’avait pas arrêté de hurler des insanités dans l’air brillant. De l’autre côté de la falaise, ils ne faisaient ni dans la dentelle ni dans le coton bio, ils n’avaient aucun remords, ils sarclaient, buchaient crachaient et divisaient les chairs fraîches, dépeçaient en rondelles pour jouer aux galets du lac, au mitan de leur lune de fraises. Ils allaient s’accroupir dans les fougères des maisons taudis. En bas des falaises se trémoussait l’écume qui leur servirait un jour de repas nuptial.
Quelqu’un est venu et a prié pour tout le monde, autour des troncs d’arbres en guise de bancs et des plaies ouvertes pour rappeler les faits, rien que les faits, mais personne ne savait lesquels, alors on a prié aussi, histoire de pas faire d’histoires et de se sentir un peu groupe, un peu de la même espèce à regarder le même ciel en murmurant de l’inaudible, respectant quelques syllabes communes.
Un sourire et la journée repartie sur les chapeaux de roues sans roues d’hiver, pas de quoi jeter un froid, un pas après l’autre et joyeux avec toute la soudaine blancheur inondée de soleil, pleine de petites fées iridescentes qui éclatent comme des rires de gazelles, quoi de plus vivant que l’air qui fuit à travers les brindilles fragiles d’arbustes inexpressifs.
Secouer la branche sur laquelle on est assis, on est, ils sont, elles sont et un long frisson parcourt la lande qui le transmet plus loin aux confins du monde. La terre se met à trembler de stupeur parce qu’il y a tout ce mouvement. Il n’y a pas de gestes organisés, pas de danse pas de cérémonie, juste la confusion et l’agitation sans coordination, la terre suit le mouvement et personne ne comprend rien mais il n’y a qu’à attendre que ça cesse pour avoir un peu de répit. On dirait que les esprits se sont donné rendez-vous plus grand que nature devant une tête de sanglier géant. Leurs rencontres sont des puits muets.