


Quand en 1943, Françoise Gilot rencontre Pablo Picasso, elle n’a que vingt-et-un ans. Il en a soixante-quatre. Difficile d’imaginer que cette jeune fille tombe amoureuse d’un homme qui pourrait être son grand-père. C’est par le peintre qu’elle se laisse séduire. C’est le professeur de génie qui la convaincra, trois ans plus tard, et non sans devoir insister, de cohabiter avec lui. Françoise Gilot a décidé de consacrer sa vie à la peinture et Picasso a des choses à lui apprendre. Le très grand public n’a pas encore saisi son importance pour l’histoire de l’art, et en 1943, il est interdit d’exposition à Paris où il vit depuis le début du siècle. Les Allemands ont placé l’Espagnol tout en haut de la liste des peintres dégénérés. Mais pour les collectionneurs et les connaisseurs, la chose est entendue. L’homme est reconnu, il se considère lui-même comme un génie et ses œuvres se vendent cher. Avec Georges Braque, il est l’inventeur du cubisme et un des plus grands peintres du XXe siècle. Un des plus prolifiques aussi. Un homme qui n’est pas indifférent aux jeunes, voire très jeunes et jolies femmes. Marie Thérèse Walter a dix-sept ans quand il en fait sa maîtresse, lui en a quarante-six. Celle qui lui succède sans vraiment l’éclipser, puisqu’il continuera de voir Marie-Thérèse et leur fille, c’est Dora Maar. Elle a vingt-huit ans, il en a cinquante-quatre. Sa dernière femme, Jacqueline Rocque, a vingt-sept ans lorsqu’il la rencontre. Il en a soixante-douze. Il a besoin de sang frais pour peindre. Et il a donné à la beauté picturale et à la composition d’un tableau une nouvelle définition : la sienne.
Selon Umberto Eco, pour les œuvres importantes de l’art du XXe siècle, « la fin n’est pas de créer des harmonies, mais de forcer au maximum le médium pour introduire des temps de plus en plus violents et insolubles. »
Face et profil sur un seul plan, espace et temporalités différentes sur une même image, vision synthétique et simultanée. Les femmes des tableaux de Picasso sont hypnotiques. C’est le désir qui fait avancer l’Espagnol et on ne choisit pas son désir. Il s’impose. Quand ça désire en lui, l’artiste doit suivre. Il ne peut s’encombrer des lois de la morale. Il ne doit pas céder sur son désir, formule d’un psychanalyste qui deviendra lui aussi célèbre, que Picasso consultait cependant exclusivement comme médecin généraliste.
Dans son autobiographie, Françoise Gilot raconte sa vision de l’homme dont elle a partagé l’existence pendant dix ans. Elle est l’une des seules femmes à l’avoir quitté et il ne le lui pardonnera pas. Elle relate son quotidien en donnant un passionnant aperçu des méthodes de travail du plasticien, mais en rendant aussi palpable l’égoïsme extrême, l’égocentrisme de l’homme et son absolue indifférence aux malheurs d’autrui. Les femmes ne sont pour lui que des objets de désir qu’il manipule à sa guise. Il déclare qu’elles se divisent en deux sortes, les déesses et les tapis-brosse. Or ses déesses, il finissait le plus souvent par les transformer en tapis-brosse. Était-ce uniquement de l’insensibilité, lui qui prétendait faire sentir l’injustice et la douleur qui s’étaient abattues sur la ville de Guernica, cité bombardée par l’aviation nazie soutenant le général Franco ?
Cette œuvre serait d’ailleurs surtout le fruit de la pression de Dora Maar, plus politisée que lui. Selon certaines sources, c’est elle qui aurait poussé Picasso à s’intéresser au sort de la population de cette ville. Elle a photographié tous les stades de la création du tableau. Picasso explique à Françoise Gilot que parfois, on ne peut épargner les autres.
Il existe selon lui une nécessité qui domine toutes les autres. Tout ce qui a de la valeur, une création ou une idée nouvelle, apporte en même temps sa zone d’ombre, qu’il faut accepter. En d’autres termes et en ce qui le concerne, il a le droit d’en user avec son entourage comme bon lui semble, d’humilier, de vilipender, d’utiliser, de faire souffrir. Parce qu’il est Picasso d’un côté, un génie qui ne doit pas être entravé, et parce qu’il est un homme de l’autre et que la femme est selon lui « essentiellement une machine à souffrir. »
Gilot a appris. A souffert. Puis en a eu assez de souffrir pour l’art de son compagnon et s’est tournée vers sa propre carrière artistique.
Elle est devenue une artiste très intéressante que Picasso a essayé de détruire puisqu’il a interdit aux galeries parisiennes de l’exposer, sous peine de récolter ses foudres. Qu’est-ce qui fait rester auprès d’un tel monstre humain, qui n’épargnait pas même ses sarcasmes à ses amis masculins ?
L’enseignement bien sûr, pour les peintres en devenir. Mais aussi la crainte de la disparition. Être choisie par Picasso signifie qu’on ne mourra pas aux yeux du monde. Il a représenté ses muses dans ses œuvres. Fernande Olivier, Olga Khokhlova et Marie-Thérèse Walter peintes par Picasso. Dora Maar par Picasso. Lee Miller, Nusch Éluard, Françoise Gilot, Jacqueline Roque par Picasso. Dora Maar est celle qu’on a le plus plainte, que Picasso aurait le plus humiliée et détruite. Mais était-elle à plaindre ? Elle a abandonné la photographie quand elle a connu Picasso, art dans lequel elle s’était fait un nom dans le giron des surréalistes, pour, incitée par Picasso, se remettre à peindre. Ce qui fera dire à la journaliste Judith Benhamou-Huet, après sa visite de la rétrospective que lui a consacrée le Centre Pompidou en 2019, qu’il l’avait peut-être encouragée à peindre parce qu’elle ne représentait en rien une menace pour le maître. Qualifiée par Benhamou-Huet de peintre médiocre à la production cubiste tiède, peignant par la suite à l’encre des représentations de montagnes et de paysages aux couleurs ternes ou sombres, à la limite de l’abstraction, la critique conclut que s’il y a eu un avant Picasso avec des photomontages surréalistes célèbres comme le cauchemardesque 29 rue d’Astorg, il n’y a pas vraiment eu d’après. Elle a été décrite comme fragile, encline au mysticisme, menacée par la folie. Quand Picasso la rejette, définitivement en 1946, il lui achète une maison à Ménerbes et la remet aux mains de Lacan pour la soustraire aux électrochocs cliniques. Le psychanalyste la sauve en lui faisant remplacer Picasso par le dieu catholique de son enfance. Elle expose encore dans les années quarante et cinquante. Puis se renferme, s’isole toujours davantage du monde, vit de plus en plus pauvrement, devient très bigote et finit ses jours homophobe et antisémite. Un galeriste témoigne qu’elle conservait bien en vue dans son appartement le Mein Kampf de Hitler à la fin de sa vie. Elle a payé le prix qu’il y avait pour elle à payer afin de devenir muse et objet de représentation modelé par les pinceaux d’un des plus grands artistes du XXe siècle. Elle a opté pour l’immortalité. Selon elle, après Picasso, il ne pouvait y avoir que Dieu. Elle est morte à quatre-vingt-dix ans, solitaire, fière jusqu’à la fin de son rôle d’icône du grand peintre. Plus de quarante ans de bigoterie et de vie recluse dans le souvenir du peintre. Être représenté. Sortir de l’indifférenciation. Être repéré. Comme muse, comme modèle, comme inspiratrice, comme individu. Sentir un désir se projeter sur soi. Voir sa propre personne dans les yeux du désirant, se voir avec ses yeux. Se regarder soi-même avec les yeux de l’amour.
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Wie willst du zwischen zwei Körpern unterscheiden
wenn sie dich lauthals anbrüllen und mit offenen
Mündern dir eine Rundung ins Gesicht malen?
Am Existenztisch sitzen nur Mäuler mit Sprachgewalt
die anderen warten am Bahnhof auf den Zug
der Zeit des Lebens der Weißwangengänse
auch Nonnengänse genannt
gnak gnak gnak der Vogelzug schwärmt
über deine grau werdenden Haare schwarz
und weiß fliegen sie
sind keine Farben
hat die Lehrerin mit dem Zeigefinger
uns Kindern weismachen wollen wir glaubten
ihr nicht weil wir an unsere Augen gebunden
waren wie Hunde an der Leine
wollten alles wissen nur nicht das
was zu Butter verarbeitet werden könnte
auch die Kühe waren uns fremd wir lernten
von ihnen nur Geduld + Kopfnicken
wie das Wasser änderten wir unseren
Aggregatzustand und wurden zu Wasserdampf
zu Eiswürfeln
irgendwann weckten wir in ihren Betten die Flüsse
—
traduction C. L.
Comment veux-tu faire la différence entre deux corps
quand ils te crient dessus à tue-tête
et qu’avec leurs bouches ouvertes
ils te dessinent un arrondi sur le visage ?
À la table de l’existence il n’y a que
des gueules qui rivalisent d’éloquence
les autres attendent à la gare le passage du train
du temps de la vie des oies à joues blanches
appelées aussi oies nonnettes
gnak gnak gnak la caravane des oiseaux se déploie
au-dessus de tes cheveux grisonnants en noir
et blanc qui ne sont pas des couleurs
disait la maîtresse en pointant l’index
voulant le faire croire aux enfants
que nous étions
nous ne la croyions pas
parce que nous étions attachés à nos yeux
comme des chiens en laisse
nous voulions tout savoir
sauf ce qui pouvait être transformé en beurre
même les vaches nous étaient étrangères
nous n’avons appris d’elles
que la patience et le hochement de tête
comme l’eau nous avons changé d’état
d’agrégation et sommes devenus vapeur d’eau
cubes de glace
un jour nous avons réveillé les rivières dans leurs lits
Tiere
Tiere fließen manchmal, ohne Vorwarnung. Du gibst sie auf, dann fließen sie, Lückentiere, Holztiere zum Beispiel, oder Samentiere. Sie legen sich unter dichte Ligusterhecken und werden zu Saft. Sie bedrohen Städte, ihre Enge, sie bedrohen den Schlaf, die Satzzeichen in den Lungenflügeln, sie bedrohen die Atemwege der Menschen. Sie ziehen unter die Bürgersteige und bedrohen die Sportwagen, die Limousinen, die Lieferwagen. Sie dehnen sich aus, bis zum nächsten Fluss. Die Erde ist voll flüssiger Tiere. Sie sind das Blut der Erde. Laute sind Adern in der Luft. Sind Laute sichtbar? Im Rundfunk sind Laute sichtbar.
Bäume
Entsteht aus Kriegen ein Baum oder ein Ast? Wir tanzen um den eigenen Stängel. Entstehst du jeden Morgen? Wie entstehen die Fruchtfliege und das Gold der Sterne? Unter Rinden, der Mantelschlussverkauf der Baumfrauen. Wollgeschickt durch den Nadelwald. Waffenlos pirschen. Die Erle seufzt Morgensäfte. Unter der Sprache wurzelt sie Geheimnisse in den Wind. Aus den Saugnäpfen von Waldkraken schreit es farbige Insekten. Das Laub ist zuhause, wo es wurmt und sabbert. Sonnenstrahlen können nicht weinen, weshalb die Menschen Tränen haben. Wir asten uns um Eichen, um uns bodenständig zu gießen, leben um ein paar Bäume herum, wie Hirsche ohne Geweih.
Kriechen
Wieso wurmsicher? Wieso platzfaul? Weil man nicht platzen will, nicht platzen kann? Schlangenexplosion im Kriechzustand. Autos kriechen, Katzen kriechen, Kinder kriechen, Viecher. Wir unterm Stacheldraht hindurch, ein Wiesenelfenbeinturm im Bauch. Ist ein unsichtbarer Mensch noch ein Mensch? Können Ameisen erblinden? Küchenschmerz, Hochspannung durch transparente Knochen. Leiten Sie den Satz ab, der die Menge hortet. Rettet Bewegung und Zelte! Die Warnhinweise sind selten allein, führen unverblümte Leben, der Schwerkraft willens, und fragen nicht nach dem Weg. Kriechtiere sind nie einsam, der Boden ist kein Grund zur Tiefe.
fieber
mit höchster körpertemperatur
rudere ich
kraule meinem fieber davon
wie ein vogel hüpfe ich
durch meine gedanken
an meinem vater vorbei
auf den ich manchmal
sehr wütend war
als er noch lebte
weil er mich leichtfertig
in die welt gesetzt hatte
.
ich war ein spiel ohne regeln
auf der suche nach schwarmfischen
grapschte ich nach den aalen
die auf ihrem weg in die sargassosee
mir immerzu entglitten
.
beim herumtreiben im schneesturm
häuften sich kindertage
im bett mit erkältung + fleischbrühe
.
in der alzettestraße
gab es dieses süßigkeitengeschäft
mit softeis vor der tür
meistens durfte ich keins
blieb trotzdem stehen
von der weißen schlange fasziniert
die sich ihren weg
in die waffeltüte bahnte
.
welche form ich annehmen würde
war den 20 uhr nachrichten
auf die meine eltern
unentwegt stierten
nicht zu entnehmen
ich halte immer noch nach
softeismachinen ausschau
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fièvre
à température corporelle élevée
je rame
je nage pour échapper à la fièvre
comme un oiseau, je saute
à travers mes pensées
je passe devant mon père
contre qui j’ai parfois
été très en colère
quand il vivait encore
parce qu’il m’avait
mise au monde à la légère
.
j’étais un jeu sans règles
à la recherche de poissons de banc
j’essayais d’attraper les anguilles qui
en route vers la mer des sargasses
m’échappaient constamment
.
traînant dans la tempête de neige
s’entassaient les jours d’enfance
au lit avec rhume + bouillon de viande
.
dans la rue de l’alzette
il y avait ce magasin de friandises
devant sa porte
des glaces à l’italienne
la plupart du temps
je n’y avais pas droit
je restais quand même à regarder
fascinée par le serpent blanc
qui se frayait un chemin
dans le cornet à glace
.
quelle forme je prendrais
ne pouvait être déduit
du journal de vingt heures
que mes parents fixaient
religieusement
je suis toujours à l’affût
de machines à glace
Malcolm de Chazal
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il faut toujours vivre en haut
d’une crête à l’autre le héron
échassier immobile comme mon
grand-père dans sa tombe
je l’imagine attendre
pour attraper au vol
les décennies qui passent sans lui
au rythme du vent oscille en corne de brume
parmi les eaux ma grand-mère roseau
sauvage et farouche
elle couvre sa tête de coton
perce ses proies de ses yeux aigue marine
butor elle vogue parmi les champs
petit voilier aux amarres en chanvre
tante moineau avait perdu une fille
de quatorze ans
courbée de tristesse je l’ai connue
avec un chignon au-dessus de sa robe de bure
son nid ne contenait plus
qu’un enfant au plumage hérissé
elle craignait toujours que je ne mange pas assez
du bout du monde les cris des oiseaux migrateurs
mes oncles d’Amérique en nage sur des photos
jaunies bécasseaux partis pour ne plus revenir
les ailes entravées par le prix du pétrole
la sterne arctique aux bec et palmes rouges
effectue chaque année le tour de la terre
championne des voyages organisés
la vieille voisine part au marché
le rouge à lèvres allumé
elle n’a jamais été plus loin que la ville
de quel vol sommes-nous tombés
gazouillant comme troglodytes mignons
à fouiller les arbres aux racines enfouies
le cyprès chauve aux racines aériennes
tend ses bras au chardonneret
il chassait les oiseaux
le mari de tante moineau
il se nourrissait de chair à plumes
élancé et ravi sur le pas de la porte
j’ai appris plus tard
qu’il avait passé tant de nuits
à pleurer sa fille
l’été séchait ses larmes
il souriait quand il me voyait
aveuglée par le soleil
entêtée à creuser la peau du ciel
Margherita Manzelli
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des sermons de joie une gorgée de
mélisse les chiens aboient sur le sentier
englouti le chiffon agité du
brouillard blanchit les cimes canopée qui
disparaît derrière la nappe de gouttes
fines en suspension des décisions
en suspens la main tombe
à l’eau les cristaux nettoient
les mots résonnent dans la tête les arbres
s’endorment sans paupières les racines
enfouies sous le gibier décomposé
les fruits errent le jour levé se cache
à moitié tisse sa mémoire sans se
révéler funambule l’œil vacille le
long de la ligne de vapeur suspendue
lesquels de mes muscles ont déjà
disparu au loin la route vrombit le
mot poids lourd déchire l’image déplace
des pièces détachées une réalité
à construire l’eau au bout d’une tisane
la matinée essaie de dissiper
des feuillus déguisés
de l’autre côté de la brume je bois
du thé qu’allons-nous deviner avant
d’abandonner et comment vieillir a-
vant de mourir ? horror vacui
des corps de l’air vif à remplir la page
à gaver l’existence pour le prix d’un
deux jus plastique apotropaïque en-
vie vitaminée inconcevable
l’univers semble chercher un moyen
de transport pour rentrer
heure après heure les abris s’amenuisent
disparaissent les coins se dresse la vie nue
devant des images cultivées qui ne
consolent plus la pie gratte et plonge déterre
de quoi tenir encore un jour tenter
d’imiter sa superbe un pan de bleu
rangé derrière la pupille du jaune
tressé dans quelques instantanés le
vert qui se pose parmi deux élans
indifférente aux falaises la vie
descend majestueuse en satin elle
glisse sur les visages tombe un bonheur trop
longtemps retenu l’hellébore blanc
s’obstine sur un seuil perdu la porte s’ouvre
arrivée ou départ entre les deux
le brouillard avance jusqu’à la clôture
prêtresse païenne et laiteuse sa
lumière invite derrière le rideau encore
un rideau qui cache un rideau l’art
est une technologie pour permettre aux
poissons de réaliser qu’ils sont mouillés
répond l’artiste interrogée derrière
moi s’écaille la forêt cérusée
ils vont en grappes de nuit fuient le centre
de la terre rédemption des sous-
sols nés sans anesthésie corps mill-
énaires des femmes tigres femmes fracas
pliés sous X des enfants monde graines
opaques les os fabriquent des lieux des
os briques pour abriter des sons sou-
fre qui gratte jusqu’à la moelle semés
d’allumettes ils poussent des chariots de
rêves le pendu chasse la roue de la
fortune l’arcane treize glisse sans nom sur
des tables de bois mort l’histoire bégaie
de la bruine l’échine courbée les jours
avancent sans bruit sang bleu des nuits
à raboter félines
sous la peau suave et souple un
pas frissonne la guerre des chairs aux regards
lisses sur corps de marbre mimant
l’extase hors d’elles cherchent à saisir
sous les cadavres les lits qui brûlent sous
les silences cousus de fil blanc les
signes divinatoires tapis sous les
steppes arides les touffes clairsemées les
vertèbres du temps une grève à
attraper un récit de sable enjambe
les siècles lourds de murmures
aux sons aigus le cristal parle la langue
de l’oubli des feuilles en deuil
s’affolent le sol les caresse
jusqu’à disparition dans les fourrés
sur le bas-côté de la route du vivant
les dernières pensées ailleurs dans le ciel
les trilles des martinets stridents se laissent
porter par les courants ascendants comme
les martinets dormir sur le vent tiède
Je me croyais à l’abri de toutes ces carcasses, peinarde devant ma guérite au milieu de nulle part, de vinaigre on n’en avait plus mais chiche, on pouvait se servir sur l’héritage. Il y avait juste l’odeur un peu sale, une sale odeur, piste de sang à suivre, un peu rance, on avançait sur une sente pourrie comme la nature les laisse après la pluie et puis il n’y avait rien que le ciel au-dessus, même les nuages s’étaient barrés. Il n’y avait qu’un aplat de couleur délavée pour signifier que la vue n’était pas bouchée. De toute façon devant soi pas la peine, ça tournait en rond sans décoller, alors autant lever la tête et attendre le bruit.
Au loin on entendait le plus humain des cerfs, et la hyène qui lui volait la vedette n’avait pas arrêté de hurler des insanités dans l’air brillant. De l’autre côté de la falaise, ils ne faisaient ni dans la dentelle ni dans le coton bio, ils n’avaient aucun remords, ils sarclaient, buchaient crachaient et divisaient les chairs fraîches, dépeçaient en rondelles pour jouer aux galets du lac, au mitan de leur lune de fraises. Ils allaient s’accroupir dans les fougères des maisons taudis. En bas des falaises se trémoussait l’écume qui leur servirait un jour de repas nuptial.
Quelqu’un est venu et a prié pour tout le monde, autour des troncs d’arbres en guise de bancs et des plaies ouvertes pour rappeler les faits, rien que les faits, mais personne ne savait lesquels, alors on a prié aussi, histoire de pas faire d’histoires et de se sentir un peu groupe, un peu de la même espèce à regarder le même ciel en murmurant de l’inaudible, respectant quelques syllabes communes.
Un sourire et la journée repartie sur les chapeaux de roues sans roues d’hiver, pas de quoi jeter un froid, un pas après l’autre et joyeux avec toute la soudaine blancheur inondée de soleil, pleine de petites fées iridescentes qui éclatent comme des rires de gazelles, quoi de plus vivant que l’air qui fuit à travers les brindilles fragiles d’arbustes inexpressifs.
Secouer la branche sur laquelle on est assis, on est, ils sont, elles sont et un long frisson parcourt la lande qui le transmet plus loin aux confins du monde. La terre se met à trembler de stupeur parce qu’il y a tout ce mouvement. Il n’y a pas de gestes organisés, pas de danse pas de cérémonie, juste la confusion et l’agitation sans coordination, la terre suit le mouvement et personne ne comprend rien mais il n’y a qu’à attendre que ça cesse pour avoir un peu de répit.
On dirait que les esprits se sont donné rendez-vous plus grand que nature devant une tête de sanglier géant. Leurs rencontres sont des puits muets.
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Les yeux gonflés de
douleur fermés
elles croisent leurs mains
de chiffon sur une robe
de terre larmes
les veuves d’Eva ont claqué
la porte du paradis
femmes noires aux longs
doigts araignées pleureuses
émaciées elles rappellent
les siècles des mères saintes
avant la mort de dieu
la chute est poupée
marron leurs hommes mangés
par la démence
la mâchoire des fers fours et
gaz l’enfer léger
comme l’étoffe translucide
couvrant les drames qui couvent
hiératiques plaintes figées
dans l’éternel retour de la farce
délire tragique fureur de la vie
qui saccage l’ouvrage
patiemment tissé toile
délaissée aux insectes
desséchés la matière
plie sous le poids des tissus
qui accusent momies éplorées
que la soie console de la
grotesque mise au monde
Recension (en luxembourgeois, Bea Kneip), RTL … https://www.rtl.lu/radio/reportage/s/3226257.html
Recension (en luxembourgeois, Valerija Berdi), Radio culturelle 100,7 https://www.100komma7.lu/article/kultur/carla-lucarelli-enfance-instantanes